Rêveries et retenues du voyageur

Ma grand-mère m’avait dit « ouvre grand les yeux » en partant.

J’ai d’abord aimé Turin et sa moiteur. Son ambiance suave, sa capitulation face aux chaleurs de septembre.

Des notes de musique flottaient de rues en rues, on aurait dit ces courants froids tempérants les mers chaudes.

Entre deux tunnels, d’immenses vallées vierges se découpent jusqu’à la mer. Le bleu au loin est un rêve attendu qui dévore l’horizon.

Il y a en Ligurie le littoral d’une mer déchiquetée : des éperons, des falaises, des affleurements qui finissent en îles.

L’arrivée à Gênes se fera dans la nuit, tombée plus tôt dans les poussières d’horizon.

Me voici à Gargnano, petite ville côtière du lac de Garde, coincée par le flanc des montagnes. Je décidais d’acheter un billet pour le dernier rapide sur le lac. J’eus le temps de savourer la douceur infinie de cette rive baignée des agrumiers.

J’aimais être dans ce dernier bateau, fendant comme une hydre la mer des ténèbres. Dans cette ambiance de fin du monde, l’on percevait au loin ces éclairs giclants dans l’obscur.

J’atteignais Limone dans le clair-obscur des 20 heures de septembre.

Au loin ce matin, un vapeur perçait mollement la brume des eaux saumâtres gardesanes.

J’embarquais à Rovereto dans un train surprenant, aux 1000 nuances de montagnes.

Pour s’affranchir des impossibles reculées de la vallée de l’Adige, le train s’enfonce éperdument dans les tunnels.

Au détour d’une vallée, près de cette frontière entre le monde et les brumes, surgit la blancheur grisâtre des neiges de septembre. La neige est même là, sur les sapins à près de 100 mètres.

À nouveau je remontais une vallée, en redescendait une autre, le tout sous le haut patronage des Alpes Tyroliennes.

Le lendemain, les montagnes étaient encore plus blanches, laissant à mon esprit émerveillement et inquiétude pour la marche du jour suivant.

Pour l’Italie le SudTirol est ce territoire d’outre-mer, disons d’outre-montagne. L’on envie à la région la vivacité de sa culture et traditions, la juste dose de deux mondes si différents.

En quittant l’hôtel, je fus blessé par la beauté de cette mer de rides, dessiné par les vignes.

A Ortisei, les rues sont emplies de boutiques de souvenirs jusqu’à se demander de quoi faudra t’il se remémorer exactement. Il y a aliénation de ces espaces par l’insistance de ce qu’il faudra en retenir.

À Bolzano, emporté par une immense cabine suspendue au dessus du vide, je découvrais les immensités dolomitiques de dressant sur la mer de montagnes.  Elles semblaient d’immenses ruines de pierres laissés là pour l’éternité par on-ne-sait quel génie ; des échouages magnifiques.

Dans la ville flotte une paisible collocation de ce que chacun vient chercher : les uns rêveurs de Dante et gourmands du Bel Paese ; les autres cherchant dans l’esprit de Goethe l’ordre et la rigueur que leur culture ne leur a point donné.

Ainsi, se construit le monde idéal de deux architectures complémentaires.

Il y a à Merano un climat étonnant : les langues ne sont plus latines à ce mi-chemin du Val Venosta. La vallée de l’Adige est ainsi l’artère par laquelle passe un sang latin depuis le sud, ne parvenant pas à irriguer les hautes vallées. De ces hauts-fonds germaniques, l’on poursuit plus au nord vers les deux débouchés du Val Venosta : Müstair et le Passo di Resia.

Étranges coutures que les frontières en montagnes !

Voici enfin venir Scuol, avant poste Suisse dans l’infini des Alpes. L’on se sent à l’écart du monde et curieusement bien. Églises et villages semblent avoir été fixés dans les temps par quelque Méduse.

Je pénétrais franchement ce parc national Suisse qui m’avait tant fait rêver pour découvrir un spectacle inattendu de pins.

Je n’attendais rien et marchais, riant, croisant les marmottes que la clémence de l’été avait su engraisser.

Je m’enfonçais donc dans la pinède, à travers cet adret coloré d’oiseaux chanteurs.

Au faîte de ma ballade, j’atteignais une sorte de col évasé, quasiment plan, si loin de ceux qui vous retournent l’horizon.

Je décidais d’aller à Tschlin, quelque part sur le haut flanc du Piz Mundin.

Je pénétrais une église plantée un horizon de champs coupés. À l’intérieur le bois sentait encore l’odeur fraîche de la coupe et une lueur transparaissait d’un vitrail ; elle éclairait tièdement le modeste prêchoir et tabernacle de bois clair.

Je rentrais alors à Scuol dans cette rêverie doucereuse que m’avait laissé cette bénédiction importune.

Au creux du petit matin de Basse-Engadine, je partais pour le Val Minger.

Au cœur de la vallée ne coulait plus le rû, seul un immense lit de pierres, sédiments et troncs épars, laissés là par la débâcle.

De cette vallée vierge, des sons parvenaient à qui avait l’ouïe des mondes sauvages.

Des craquements de ces branches que l’on piétine, des hurlements offerts à l’écho des vallées profondes, un percement grave et pénétrant, interrompi notre ascension : le brame du cerf, l’ardeur faite cri.

Une dernière fois à Scuol, je repris mon paquetage et partait à bord de ces trains

rouges qui irriguent les hautes vallées des Grisons.

Vertige par la fenêtre ouverte qu’offre les pentes, les rampes et toutes les courbes qui permettent d’accéder aux plus grands maux d’altitude rhétiques.

Davos est l’équation improbable des territoires alpins : de la haute-Savoie, au Lichtenstein, en passant par Zermatt, le SudTyrol et St-Moritz. Dans ses anciennes résidences de crève-la-faim, l’on retrouve les plus grandes exubérances contemporaines.

Je vis le Val Bregaglia, il y a dans cette région la haute urgence de l’altitude. Tout ici n’est fait que de très haut et votre regard oscille entre ces infinis porteurs d’horizons. À charge de ces montagnes de se vêtir de moutons ou de mers atmosphériques.

Portez votre savant regard sur ce moteur d’éternité !

Tout le faste de l’Engadine n’est ici que ruelles étroites, vieilles fontaines, modestes maisons dominées par l’immensité rocheuse.

À Sils, le lac reflétait cette ambre claire des cimes. Tombe la nuit sur la Haute-Engadine.

Je parcourrai des kilomètres de voies offertes aux versants escarpés. il s’agissait de mon dernier trajet, certainement une des plus profondes reculées de la Suisse : le Val Mustaïr. ce trésor religieux compte un couvent de plus de 600 ans.

Écrire un dernier jour de voyage, voilà la belle audace !

Que raconter ? Que ressentir ?

Partout, tout vous fait comprendre que vous allez rentrer.

Il y a six mois, vous étiez là exactement, un jeudi soir, vous arriviez dans cette gare, cette grande salle de Bâle.

Et puis je connus cet ennui du voyage qu’on termine.